Each One Teach One ou l’éducation communautaire comme dispositif de politisation : une perspective Afro-Marxiste

Lorsque l’on évoque les modèles de pensée philosophiques et politiques dans le contexte de l’Afrique, beaucoup de concepts s’offrent à nous et peuvent être mobilisés. Néanmoins, combien de ces concepts sont correctement assimilés dans nos conversations courantes, et quels sont les outils dont nous pouvons nous servir pour les éclaircir ?
Si chaque parole est à remettre dans le milieu spatio-temporel auquel elle appartient, certaines d’entre elles demeurent intemporelles. C’est pourquoi nous prendrons comme genèse de ce court essai un penseur correspondant à ces critères.

Walter Rodney est né en mars 1942 en Guyane, et c’est à ses trente ans que l’historien publie son ouvrage emblématique : How Europe Underdeveloped Africa. Le professeur est aujourd’hui une figure panafricaine indispensable à la suite du travail mené pour l’éducation de chacun sur le colonialisme, mais est avant tout un révolutionnaire dont les dires et pratiques sont à étudier minutieusement.

Rodney était un marxiste revendiqué, et c’est dans son discours Marxism and African Liberation que nous pouvons voir être tracée la globalité de ses idées sur ce paradigme dans le cadre du panafricanisme. Il explique que le marxisme a été appliqué par nos propres peuples, et que le propos affirmant que le marxisme serait limité à l’Europe va à l’encontre de deux principes essentiels à la compréhension de sa thèse : le marxisme est avant tout deux choses ; une méthodologie, et une idéologie révolutionnaire.

En conséquent, c’est dans la continuité de cette réflexion que cet article s’ancre.

La pertinence du marxisme dans la décolonisation de nos Terres et de nos Esprits

Pour mieux comprendre le point suivant, nous rédigerons maintenant une brève description des conceptions faussées récurrentes concernant le marxisme et son utilité pour le continent. Pour beaucoup, le marxisme est souvent traité comme un garant de l’admiration de la personne qu’était Karl Marx. Ainsi, lorsque des limites socio-historiques entrent en jeu, il est question de redéfinir la théorie.
consubstantielle à la pratique, ou plutôt saisir en quoi éviter les anachronismes est nodal à l’appréhension d’une lutte décoloniale. Le fanatisme requiert, pour être qualifié de tel, une obsession irréfléchie et une absence de sens critique recherchée et volontaire. Il requiert un abandon de soi (littéral et figuré) à une cause supposée et considérée plus haute que soi, reposant sur des valeurs insufflées via le prosélytisme et une propagande mortifère. Celle-ci peut venir d’organisations privées comme d’institutions. Le fanatisme est létal car il accroche et maintient la pensée, là où elle devrait être une entité libre, et (non paradoxalement) dépendante de notre éducation intentionnelle. Le fanatisme, c’est désapprendre à penser, ou immobiliser ce processus.

Dans le cas du marxisme, ou de n’importe quelle méthodologie, il s’agit de faire une analyse décente du métabolisme social en s’approchant dans nos idées de son centre névralgique, i.e les systèmes qui forment ce métabolisme, le structurent, et menacent, en pratique, l’équité et le bien-être collectif.
Le marxisme n’est pas une religion, et ne repose pas sur des dogmes. Il n’est pas un culte de la personnalité mais nécessite au contraire coûte que coûte, et de manière absolue, une remise en question, tentative de compréhension, et critique constante de nos réalités matérielles pour une application en praxis s’accordant avec notre environnement.
Ainsi, la fluctuation de la pensée devient nécessaire. Suivre les propos de Marx à la lettre ou encore se préoccuper systématiquement de ce que sa position sociale l’a fait dire verbatim est, en l’essence de l’acte, anti-marxiste. Le réel change, et nos catégorisations s’adaptent inéluctablement.

Cette objectivation est indispensable car elle aide à considérer les idées avant les individus qui nous les enseignent.
De ce fait, nous pouvons soutenir et défendre que :

  1. En tant qu’Africains Noirs, le matérialisme historique impose que l’on étudie la continuité et la cohérence, ainsi que les contradictions, dans les événements passés et présents concernant nos propres peuples. La reconstitution et/ou reconnaissance de cette histoire, et de son effet domino, sert à éviter le négationnisme ou le révisionnisme, et à ne pas agir aveuglément.
  2. En tant qu’Africains Noirs, le matérialisme dialectique impose que l’on étudie le rôle du socialisme scientifique au sein de nos luttes et la manière dont il interagit avec les éléments du monde révolutionnaire. La manière dont il se hisse dans nos réflexions et actions libératrices, et non pas libérales, réformistes et individualistes, sur les conflits de classe et les conséquences du capitalisme ainsi que de l’impérialisme blanc.

On rappellera donc que l’on rejette à tout prix l’idée que le marxisme soit autre chose qu’une idéologie révolutionnaire et une méthodologie. Rodney en 1975 prononçant Marxism and African Liberation : “methodology, by definition, is independent from time and place”.
Nous rejetons donc, de pair, l’idée anhistorique tranchant que le marxisme soit intrinsèque à une zone géographique ou aux possesseurs d’un phénotype distinct.

La lutte pro-Black, anti impériale, et en faveur de la reconstruction de l’Afrique après les vols et terreurs qu’elle subit continuellement depuis des siècles ne relève pas de ce qui est « le plus Noir ». Elle concerne ce qui est le plus efficient et fructueux, en mettant sur le devant de la scène ses protagonistes principaux et leur force de pensée et d’action. Ces derniers étant nos ancêtres et nous-mêmes.

Le marxisme est indispensablement Noir si des personnes Noires le pensent et l’appliquent.

L’accessibilité des informations : le potentiel révolutionnaire est une prédisposition à chaque être humain oppressé

Kwame Turé nous rappelle une chose cruciale : une distinction est à effectuer entre observer et créer. Le socialisme est souvent vu comme un concept de blanc, d’européens. Néanmoins, cette conception ne fait que nous desservir. Marx n’a pas inventé le socialisme scientifique, au même titre que Newton n’a pas inventé la gravité, car :

« If I’m sitting in Timbuktu in Africa, and I’ve never heard of Sir Isaac Newton and I’m conducting any experiments with gravity, I will come to the same conclusion that he does : a body in motion tends to stay in motion unless stopped by an outside force. He cannot invent this, he can only observe it and record it. (…) If I’m sitting in Libya in the desert and I’m doing any research with capital labor without ever having heard of Karl Marx, I will come to the same conclusion that he did : that anytime capital seems to dominate labor, there’ll be a ruthless uncompromising struggle on a part of labor until it comes to crush capital and dominate it. This is a fact. »

Ce qui est à retenir de cela, c’est que seuls la désinformation et le conditionnement sous le capitalisme racial peut nous amener, en tant que Noirs, à adhérer de manière entêtée mais précaire au McCarthyisme contemporain.

C’est pourquoi, l’accès aux faits et à l’éducation panafricaine est à considérer avant toute chose. Si Walter Rodney a été notre point de départ, nous passerons aussi ici par son histoire afin d’élaborer l’idée suivante : il est inconcevable d’imaginer quelconque révolution sans la politicisation de la masse populaire.

En insistant sur ce dernier point, un élément est à entendre : le monopole du savoir et de la connaissance ne fait que catalyser les rapports de force déjà existants et n’est que co-créateur de l’élitisme ambiant dans l’environnement académique de l’ouest. De cette façon, il est clair que chaque Afro-descendant est capable d’apprendre et devenir un acteur conséquent dans la lutte décoloniale à la seconde où il est conscient de l’exploitation qu’il subit.

Ainsi, comme précisé dans l’introduction de l’ouvrage, l’auteur de How Europe Underdeveloped Africa concentra la majeure partie de sa carrière sur l’éducation
d’autrui :

« In less than a year, Rodney had come in touch with and helped articulate profound discontent and unrest that filled the lives of the ordinary people of Jamaica, as well as many of the university students. »

Afin de critiquer puis abolir une chose, il faut savoir la nommer, et c’est ce que les leaders intellectuels du dernier siècle s’efforçaient donc de faire et d’enseigner. En l’occurrence, 1968 sera l’année où Rodney sera expulsé du pays, car l’histoire nous apprend qu’un système corrompu n’est autre qu’assassin et censeur ; la gestion conventionnelle du status quo assure le manque d’éducation du peuple, et donc de sa rébellion. L’éducation fournie à la jeunesse Jamaïcaine est évidemment mal vue.

Si le sort presque socratique de Rodney a été instigateur de son retour en Tanzanie afin de poursuivre ses activités de professeur, son travail a voyagé, entre autres, aux États Unis. Aujourd’hui, ses idées sont reconnues à de nombreux endroits dans le monde, et nous retrouvons ceci en prêtant attention à son héritage.

Amzat Boukari Yabara notamment, historien et auteur panafricain continuellement actif dans la communauté, donne une conférence le 1er juillet 2023 à Bruxelles :
« Histoire et enjeux géopolitiques des conflits en République Démocratique du Congo sous le prisme panafricain », où il évoque les élites panafricaines. Il met un point d’honneur sur le fait que les leaders intellectuels aient été, à la vue de tous, une étape immanquable au développement, à la diffusion et à la pratique des idées (panafricaines) révolutionnaires.
Le concept d’élite panafricaine est donc à repenser et redéfinir.
À la conférence, où étaient également présents deux autres intervenants, les aspects suivants, en prenant comme exemple le Congo, ont également été appuyés :

-Le panafricanisme de terrain est indispensable car le panafricanisme est fondamentalement démocratique mais nécessite, pour exister, une éducation des masses qui n’est pas forcément présente sur le continent

-La panafricanisation des sociétés civiles est importante, autant que la conscientisation des populations Africaines.

Il ressort d’avantage encore une fois l’ignorance dans laquelle sont, volontairement, très souvent maintenues les opprimés sous la suprématie blanche pour des raisons évoquées plus tôt. L’initiative inévitable est de faire en sorte de s’en dégager de notre propre chef.

Ainsi, comme le précisa lors d’une récente conférence sur les coups d’état en Afrique Augusta Epanya, militante et membre de l’Union des Populations du Cameroun, il n’existe pas de personne providentielle. Ce dont on a besoin, c’est d’une « jeunesse formée », et d’une « organisation politique avec une claire vision de ce que l’on veut construire pour l’Afrique de demain ».

Il semblerait donc que l’unique synthèse possible ici soit un proverbe Africain Américain : Each One Teach One.

Okia

Une réflexion sur “Each One Teach One ou l’éducation communautaire comme dispositif de politisation : une perspective Afro-Marxiste

  1. Magnifique article qui remet bien en place certains préjugés que pas mal d’entre nous avons toujours jusqu’à ce jour concernant le marxisme ou l’afro marxisme.

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