L’effervescence de la culture dancehall : un genre musical politique malgré lui ?

Avant d’aborder les enjeux actuels que traverse la scène dancehall, il me semble
nécessaire d’effectuer un retour sur l’histoire qui a façonné la culture dancehall, originaire de Jamaïque, telle que nous la connaissons aujourd’hui.


« Bob Marley et le roots reggae en sont les fondements » : c’est ainsi qu’Elephant Man
présente la culture dancehall dans le documentaire Made in Jamaica réalisé par Jérôme
Laperrousaz en 2006. Ces deux styles ont très souvent été opposés : d’un côté, le reggae
incarnerait une musique consciente, porteuse de messages pour la libération Noire, et de l’autre, le dancehall serait une musique vulgaire, centrée sur des thématiques comme la violence, le sexe et l’argent.
Pourtant, c’est bien en accélérant les riddims reggae et en les rendant plus « frénétiques » que le dancehall a émergé. À l’origine, les dancehalls désignaient des soirées « underground » organisées par les classes populaires, en réponse à l’exclusion dont elles faisaient l’objet dans les soirées d’élites. Ces nouveaux espaces étaient des «laboratoires » de production musicale grâce aux deejays et à leurs sound systems (voir illustration). Lors de ces soirées, les MCs avaient pour rôle de divertir le public et de présenter les artistes, ce qui se faisait sur les faces B des vinyles, c’est à dire les parties parties instrumentales, posant ainsi les jalons de ce style.

Le dancehall est aussi une culture dansante ; à chaque morceau correspond généralement un step/move performé par des ‘crews’ lors des soirées, renforçant l’interaction entre musique et expression corporelle.

https://rockthebells.com/articles/jamaican-soundsystem-culture-history/

D’abord, le reggae est indissociable du mouvement Rastafari, présent depuis les années 30 sur l’île. Ce mouvement spirituel et politique tire son nom du dernier empereur d’Éthiopie, Haïlé Sélassié, appelé Ras Tafari. Ce dernier incarne, pour les rastas, la figure du Christ réincarné, le mouvement étant fortement influencé par l’histoire biblique. L’exode juif est alors transposé à la déportation vers les Amériques dans les cales des navires négriers.

C’est donc une évidence : l’Amérique du Nord représente, quant à elle, Babylone : exploitation des hommes, institutions autoritaires, capitalisme.

Ce mouvement, qui avait pour objectif de se mobiliser contre l’impérialisme, trouvera un
écho chez des jeunes blancs contestataires. Ils verront à travers les figures du reggae
quelque chose de subversif et transposable à leur condition : les « dreadlocks » (nattes
effrayantes, selon eux…), la consommation de cannabis, et le style de vie « peace ».

Alors, les revendications panafricanistes ont été balayées pour mettre en avant les valeurs pacifistes et universalistes qui, au contact du pôle blanc, ont un arrière-goût de l’idéologie des Lumières. Le mouvement finit par s’essouffler : il a perdu de sa portée révolutionnaire et est reconnu internationalement et nationalement auprès des élites institutionnelles.

De son côté, le dancehall, né dans les années 80, est souvent perçu comme intrinsèquement vulgaire. Comme si les artistes, issus en grande partie des ghettos de Kingston, étaient plus enclins à adopter des comportements violents, sexistes et homophobes. Cette analyse essentialiste et raciste empêche de considérer les structures historiques et sociales jamaïcaines, alors que, précisément, le dancehall émerge dans un contexte politique particulièrement violent.

Héritées du système électoral bipartite britannique, les guerres électorales vont s’intensifier dès les années 1970-1980, se traduisant par une territorialisation croissante des rivalités sur l’île. Les deux principaux partis, le Jamaica Labour Party (JLP) et le People’s National Party (PNP), ont largement contribué à la formation des gangs en
facilitant l’importation massive d’armes dans les quartiers les plus précarisés. À partir de ce moment, le lieu de naissance des habitants de ces quartiers déterminera l’affiliation à l’un des deux partis, pour lesquels les individus devront être prêts à donner
leur vie. Sous la direction des partis, les gangs s’affrontent, alimentant toujours plus les
rivalités dans une lutte pour l’accès au territoire.

Les paroles des chansons reflètent cette réalité brutale, brisant les codes de la bienséance et du politiquement correct. Prenons l’exemple de Vybz Kartel, célèbre chanteur de dancehall, parce qu’il incarne tout ce que les élites méprisent : éloge de la virilité, criminalité dans les ghettos et sexualité explicite. Pourtant, rien qu’à voir les réactions à la suite de sa libération de prison, l’artiste fait l’unanimité. C’est justement parce qu’il résiste aux codes dominants et performe de manière affirmée cette culture populaire qu’il est aussi apprécié par une large partie de la population. Ce chanteur a
commencé sa carrière dans le ghetto de Portmore à Kingston, où il a grandi. Il renommera d’ailleurs ce lieu « Gaza » pour souligner les similitudes entre la condition des Palestiniens et celle des habitants des ghettos jamaïcains.

Il ne s’agit pas ici de justifier les violences envers les femmes ou les homosexuels, ni de faire l’apologie des armes, très fréquentes dans ces morceaux. L’intérêt est bien de comprendre que ces comportements sont le produit d’une instabilité politique qui précarise ces « badmans ». Mais également, que les violences à l’égard des homosexuels et des femmes traduisent une insécurité chez ces hommes, conséquence de leur
dévalorisation sociale.

Avec le temps, des artistes féminines émergeront pour revendiquer leur propre voix, refusant de laisser les hommes raconter leur sexualité à leur place. Ces femmes trouvent dans les espaces de dancehall un lieu d’expression libéré, où elles peuvent chanter leurs désirs et réalités sans tabous. La danse, partie intégrante de cette culture,
devient aussi un outil d’affirmation sur des musiques qui leur sont réservées. Le female
dancehall, profondément ancré dans les danses africaines (notamment du Centre et de l’Ouest), est caractérisé par le mouvement de la zone pelvienne et s’appuie sur la rotation des hanches.

https://www.alaerelifestyle.com/editorial/dancehall-radical-healing-and-cultural-currency

La scène artistique n’est pas, par essence, contestataire. Le plus souvent, c’est un espace d’expression qui devient politique lorsqu’il entre en contact avec le pouvoir dominant, qui tente de le délégitimer. Ainsi, tenter de faire valoir cette culture en lui collant des aspirations revendicatrices ou en la réduisant à une simple dimension esthétique est une entreprise vaine.

Consciemment ou non, ces pratiques transgressent
et résistent aux normes bourgeoises par la simple présence de ces artistes Noirs issus de milieux populaires, parce que leurs corps et leurs discours racontent des réalités oppressées.

Aujourd’hui, le dancehall a réussi à s’imposer comme genre dominant en Jamaïque et
connaît une forte résonance dans les milieux de danse internationaux. C’est d’ailleurs
de là que je me situe, ayant découvert le style dancehall sous le nom de ragga dans les
écoles de danse européennes. Depuis un peu moins de 10 ans, environ deux danseurs jamaïcains par mois passent en Belgique pour donner des workshops. Ces tournées répondent au désir des danseurs internationaux « d’apprendre de la source » (comme ils le disent) tout en offrant aux artistes jamaïcains une rétribution pour leurs
créations, souvent appropriées et sur lesquelles les Occidentaux capitalisent. Cette dynamique reste marquée par des rapports de force Nord/Sud rarement interrogés, masqués sous le prétexte d’un amour universel pour la culture et du fameux One Love.

Asnakech

Source image d’illustration de l’article : Wayne Tippetts (@waynetippetts sur instagram)

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