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L’article qui suit est l’extrait d’un essai académique rédigé dans le cadre d’un cours d’épistémologie des sciences sociales.
Vous trouverez des hyperliens pour la définition de quelques termes.
Cet essai met en perspective l’Afropéssimisme du philosophe fanonien Norman Ajari, dans son texte Née de la lutte – La philosophie Africaine Américaine face à la mort prématurée des Noirs, avec l’ouvrage The Groundings With My Brothers écrit par l’auteur guyanais Walter Rodney.
Ce que j’ai suggéré est davantage la mise en exergue des similarités et complémentarités entre les deux écrits.
Ma démonstration cherche ainsi à remettre en question les méthodes de production de savoir et ce qu’elles impliquent en ce qu’elles ont de racialisé et donc d’intrinsèquement négrophobe pour un côté.
Mais d’abord, l’Afropessimisme est un cadre analytique permettant de considérer la libération des Noirs comme absolument non-envisageable au sein des paramètres actuels (ceux du capitalisme racial). Ce mouvement pense donc la révolution (culturelle) à partir du paradoxe ou de la contradiction que représente la nécessité de la décolonisation des terres et des esprits d’un côté, et de l’impossibilité de ce phénomène au sein de l’hégémonie blanche de l’autre. Nous envisagerons les raisons de cette « rupture à partir de l’impossibilité » au cours de l’essai.
Ensuite, l’épistémologie est la « science de la science », c’est à dire l’étude et la réflexion sur les sciences et leurs conditions.
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Dans Née de la lutte – La philosophe Africaine Américaine face à la mort prématurée des Noirs, Ajari explique : « La question de l’existence ou de l’inexistence des races, de leur caractère réel ou socialement construit, apparait alors comme futile. Seule importe la prise en compte du fait que, en tant que vecteur du nécrêtre (cela sera défini), la race est proprement inévitable puisque le racisme définit l’abrègement de la vie d’une frange de la population au bénéfice d’une autre. ».
C’est un point épistémologique essentiel, car, tout comme le texte avec lequel nous allons le faire dialoguer, il prend en compte deux choses. D’abord, l’accent n’est pas mis sur la production de savoir à propos de l’existence de la race, mais bien sur la production de savoir à propos des paramètres du racisme. Secondement, les débats sur l’existence ou non du racisme en tant que structure sociale apparaissent, en conséquent, comme une fuite.
Aussi vaste qu’il ne paraisse, ce début de réflexion nous soumet une seule interrogation : mais alors, à quoi devrait servir la production de savoir ?
J’aimerais pouvoir dire que cette question est des plus scolastiques, mais la production de savoir est, dans le contexte de l’académie blanche, rarement remise en cause.
Alors, grâce aux parallèles tracées entre l’article susmensionné et l’ouvrage The Groundings With My Brothers rédigé par l’historien guyanais panafricain et marxiste Walter Rodney, nous allons surtout étudier leurs positions épistémologiques.
Relevons donc que ces dernières trouvent déjà racine dans le titre du texte d’Ajari : la philosophie née de la lutte dévoile un cadre de pensée provenant de la praxis révolutionnaire, c’est-à-dire dans un champ de recherche concret et historiquement créé ; un champ de recherche, donc, matériel, et littéralement nécessaire.
Par quelles épistémologies penser la déshumanisation des Noirs ?
Dans son texte, Norman Ajari suggère un concept déjà développé par le philosophe Leonard Harris : le nécrêtre. Ce dernier désigne la condition de mal-être vital de populations dont l’existence n’est valorisée que dans la mesure où elle peut bénéficier à d’autres groupes. Il évoque ensuite, comme une continuité, la nécropolitique d’Achille Mbembe, c’est-à-dire le traitement de groupes dont la vie ou la mort est indifférente au pouvoir. La vie des Noirs est abrégée car les Noirs sont considérés comme indignes. On observe ici l’inspiration flagrante d’Ajari : Fanon.
Le colonisé est animalisé. C’est pourquoi la négrophobie a, en ce sens, un caractère particulier et distinct des autres sortes de racisme, bien qu’elles viennent toutes du même mécanisme impérial. La négrophobie trouve en son sein du mépris souvent « subtil » : les Noirs ne sont pas dégradés car insultés, ils sont dégradés car leur existence ne compte pas ; sont t-ils même humains ? Fanon explicite bien que le colon, pour parler du colonisé, utilise donc un langage « zoologique », car le Noir ne vaut pas la peine de mériter dignité ou simple estimation ; il n’est pas.
Ainsi, le Nègre, aliéné, ne vit qu’ « au bord de la mort », car une société avec lui est une société où l’exploitation est primordiale, et sans lui, elle est débarassée de son paria.
C’est ici un second élément proéminent dans le texte d’Ajari et celui qui nous mènera au centre de sa position épistémologique. Perpétuellement exposé à la violence, le corps Noir est marginalisé et cette « adversité sociale » ne crée qu’un impact létal illustré par la définition du racisme, citée de Ruth Wilson Gilmore : « la production et l’exploitation, sanctionnée par l’Etat ou extralégale, de la vulnérabilité à la mort prématurée d’un groupe spécifique ». Comme les preuves matérielles du racisme ou de la négrophobie particulièrement sont souvent fallacieusement contrées par l’argument de la loi, on souligne ici que la production de savoir sur le racisme ne devrait pas partir de ce que disent ou ordonnent les lois. La production du savoir sur le racisme devrait provenir de la réalité.
Ajari appuie même, lors d’un entretien sur son ouvrage La Dignité ou la Mort, que la plupart des gens affirmant qu’il n’existe pas de racisme d’état partent des lois : « il n’existe pas de loi raciste ». Néanmoins, « il faut partir des pratiques de la police, des conditions de vie ou de mort des individus ». Le racisme est attesté par une réalité matérielle qui ne plaît à la tradition dite scientifique occidentale. Pourtant, ce sont ces mêmes traditions traduites dans le social qui « interdisent la survie » aux Noirs.
C’est justement parce que la négritude en elle même est considérée en dehors du cadre de l’humanité, que l’Afropessimisme s’oppose radicalement au réformisme. En effet, la race est une structure fondamentale pour la suprématie blanche et sa nécropolitique a construit le racisme tel un aspect culturel ontologique que des réformes ne peuvent suffire à renverser ; la déshumanisation et la violence que subissent les Noirs sont des pierres angulaires du capitalisme racial, et du néocolonialisme auquel il est attaché.
C’est là une forte similitude avec la position de Rodney dans son ouvrage. Ici, Rodney pose certaines bases de savoir mais aussi de production de savoir. En ces termes, il définit le rôle de l’intellectuel Noir et la brutalité coloniale. Cette brutalité, mise en regard avec le nécrêtre, n’est autre qu’instigatrice de résistance. La pratique de Rodney est en partie déterminée par la conviction de servir les dépossédés. Aussi, il est impossible de produire du savoir Noir à l’aide de bases coloniales ; l’Occident a produit de la pseudo-science pour assouvir ses désirs de supériorité.
A l’égard de ces constatations, la philosophie née de la lutte offre une perspective non conventionnelle pour certains mais immanquable pour d’autres. Nous pourrons dès à présent observer son objectif précis.
L’épistémologie comme outil et le dépassement de la philosophie contemplative
Dans l’épistémologie blanche, il existe deux mondes ; celui du sensible, et celui des idées accessibles grâce à la pensée et dont la connaissance ferait partie. La philosophie blanche pense que le savoir devrait être produit à partir de l’idée qu’il existerait comme un monde à part, en dehors de nous ou relevant du mythe. C’est à proprement parlé trivial. Cette distinction relève du non-sens pour la philosophie née de la lutte ; la réalité n’est pas immuable et le « savoir véritable » est crée par les processus historiques menant à nos réalités actuelles.
En ce sens, Rodney écrit : « The acquired knowledge of African history must be seen as directly relevant but secondary to the concrete tactics and strategy which are necessary for our liberation. There must be no false distinctions between reflection and action, because the conquest of power is our immediate goal, and the African population at home and abroad is already in combat on a number of fronts.”
L’accumulation de savoir doit servir aux intérêts directs du peuple.
La vérité n’est pas parfaite ou éternelle, elle n’existe donc pas sous forme absolue. La vérité n’est pas singulière ni sacrée ; elle se trouve dans l’histoire et dans les luttes. De manière grossière, nous pourrions dire qu’en clair, l’épistémologie blanche ne fonctionne pas pour les Noirs. Comme dans le cas de Platon, l’épistémologie occidentale est jalonée d’intellectualisme excessif et de spéculation qui ne peuvent mettre en place de réelles solutions pour le « dépossédé ». C’est pourquoi Ajari nous explique : « La philosophie définie comme la recherche de la sagesse et la sagesse définie comme la connaissance de grandes abstractions est erronée », d’où « au lieu de prendre pour point de départ les conditions de possibilité de la connaissance ou de la raison, la philosophie née de la lutte prend pour objet les conditions de la survie elle-même, si centrales dans l’expérience noire, sans lesquelles le concept même de connaissance perd toute signification. ».
Aussi, les relents universalistes de ces théories platoniennes sont les antagonistes d’une pratique révolutionnaire effective. En outre, elle implique également que la politique soit quelque part détachée de l’idée de « la vérité », là où pour Ajari ou Rodney, la politique crée la vérité qui d’abord s’adapte à son temps et à son espace, et surtout sur laquelle aucun de ces auteurs ne s’attarderaient même.
Cette forme de production de savoir sur ce que serait « la » vérité est un moyen pour les blancs d’appuyer leur supériorité construite ; contrairement aux Noirs dont le corps n’est qu’un instrument, le blanc, lui, sait trouver de la valeur dans le fait de penser pour penser. Dans le même temps, le Noir doit penser pour agir ; il se l’impose en faveur de sa survie.
Ce qui compte, c’est que la production de savoir s’éxecute dans des espaces tangibles et qu’elle puisse donc servir le colonisé, sans quoi son utilité est nulle. On pourrait même aller plus loin : elle heurte et porte atteinte à l’intégrité des personnes Noires, dans la mesure où les abstractions de la production blanche de savoir ne considère pas « l’omniprésence de la violence sociale » (Ajari, 2022).
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Dernièrement, comme The Groundings le suggère, le savoir se produit non seulement pour le peuple, mais aussi et avant tout avec le peuple. Rodney met par exemple un point d’honneur sur son apprentissage aux côtés des Rastafaris qui, à cette époque, représentent une force remarquable en faveur de la révolution, notamment en tenant compte du fait que la société occidentale, hostile, n’ait rien à leur offrir.
Dans l’épistémologie de Rodney ou Ajari, ou dans la philosophie et la recherche Noire pour les Noirs, ce sont ces propos d’Harris qui prévalent : « Voici un critère, qui n’est pas le seul, pour une philosophie adéquate : offre-t-elle à l’esclave des ressources pour devenir un insurgé ? ».
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Ainsi, l’Afropessimisme ne nie pas la nécéssité materielle des luttes de libération, mais permet malgré tout de cantonner une réflexion sur l’ontologie du racisme et de la négrophobie : de manière littérale, la suprématie blanche ne laissera pas les Noirs -être-, car elle est spécifiquement tissée dans le but inverse.
L’homme Noir est un Nègre partout où il est dans le monde blanc, et ne peut se permettre de passer son temps à essayer de convaincre le blanc que ses techniques d’émancipation sont les bonnes.
Mais s’il le peut, il se doit de ne poursuivre que le pouvoir de la connaissance et de l’autodétermination pour lui et son semblable.
Considérez ainsi cela comme un manifeste panafricain pour une révolution culturelle, une Afrique libre et unie sous le socialisme par tous les moyens nécessaires.
Okia
Sources
Ajari, N. (2022). Née de la lutte : La philosophie Africaine-Américaine face à la mort prématurée des Noirs. Permanences critiques, 63-71.
Fanon, F. (2002). Les Damnés De La Terre (Préface J-P. Sartre). Editions La Découverte.
Rodney, W. (2019). The Groundings With My Brothers (Préface Carole Boyce Davies). Verso.
