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L’afroféminisme est un mouvement qui s’inscrit à la croisée de l’afrodescendance et du féminisme. Il s’agit d’un courant de pensée et d’action qui vise à dénoncer les multiples formes d’oppressions vécues par les femmes noires, en particulier celles issues de la diaspora africaine. Ce mouvement ne se contente pas de lutter contre le patriarcat mais cherche également à déconstruire les rapports de domination raciale, sociale et économique qui marginalisent les femmes noires à l’échelle mondiale. L’afroféminisme trouve ses racines dans l’histoire coloniale, les luttes pour les droits civiques et les mouvements de libération des femmes. Mais il s’est aussi développé en réponse à des critiques internes au féminisme traditionnel, notamment celui des femmes blanches qui, souvent, minimisent les enjeux raciaux.
Les origines de l’afroféminisme
Le terme « afroféminisme » n’est pas une invention récente. Les racines de ce courant se trouvent dans les luttes des femmes noires dès le XIXe siècle, lorsque des figures comme Sojourner Truth et Harriet Tubman se sont battues non seulement pour l’abolition de l’esclavage mais aussi pour la reconnaissance des droits des femmes. Leur combat, loin de se limiter à la libération de l’esclavage, visait également l’égalité entre les sexes et la reconnaissance de la spécificité de l’oppression vécue par les femmes noires. Cependant, il faut attendre le XXe siècle pour voir l’émergence d’une pensée plus structurée autour de l’afroféminisme, notamment à travers des intellectuelles et activistes qui vont théoriser la double oppression vécue par les femmes noires.
L’une des figures pionnières du mouvement est Audre Lorde, poétesse et militante, qui a articulé une critique radicale du féminisme blanc dominant et des injustices spécifiques auxquelles étaient confrontées les femmes noires. Dans son ouvrage majeur Sister Outsider (1984), Lorde plaide pour une solidarité entre les femmes, mais elle souligne également que l’oppression des femmes noires ne peut être comprise que si l’on prend en compte à la fois le racisme et le sexisme. Elle est célèbre pour sa phrase : « Il n’y a pas de différence entre la lutte pour l’égalité des femmes et celle pour l’égalité des Noirs« , ce qui témoigne de l’importance de la double oppression subies par les femmes noires, à la fois en raison de leur sexe et de leur race.
Une autre figure incontournable du mouvement est Bell Hooks. Dans son livre « Ain’t I a Woman? Black Women and Feminism » (1981), Hooks analyse la manière dont les femmes noires ont été historiquement exclues du mouvement féministe. Un féminisme principalement dominé par des femmes blanches de la classe moyenne. Elle critique la tendance à réduire les problèmes des femmes noires à des enjeux féministes sans prendre en compte le poids du racisme et des inégalités économiques. Pour Bell Hooks, l’afroféminisme doit être une réponse aux oppressions multiples vécues par les femmes noires et une réaffirmation de leur dignité, en rupture avec les féminismes dominants qui ignorent ces enjeux.
Dans un contexte africain, une figure centrale du mouvement est Mariama Bâ, écrivaine sénégalaise, dont le roman « Une si longue lettre » (1979) traite des thèmes de l’oppression des femmes dans un contexte postcolonial. Elle met en lumière les contradictions entre les idéaux d’égalité prônés par les mouvements de libération et la réalité des femmes dans ces sociétés, souvent reléguées à des rôles subalternes. Elle défend une vision de la femme noire émancipée, autonome et consciente des inégalités qui la touchent, tant sur le plan sexuel que racial.
Les principes de l’afroféminisme
L’afroféminisme repose sur plusieurs principes fondamentaux qui en font un courant distinct du féminisme mainstream, à la fois dans ses analyses et dans ses actions.
- La lutte contre le patriarcat et le racisme
L’un des fondements est la critique du patriarcat et du racisme, qui sont souvent vus comme des systèmes d’oppression interconnectés. Les femmes noires sont non seulement confrontées à la domination masculine, mais aussi à la domination raciale. Cette double oppression conduit à une situation unique où les femmes noires doivent lutter simultanément contre deux formes de marginalisation : une en raison de leur sexe et l’autre de leur race.
- L’affirmation de l’identité noire
Une autre caractéristique importante est la revendication de l’identité noire. Cela inclut la lutte contre les stéréotypes négatifs qui dépeignent les femmes noires comme des êtres inférieurs ou désexualisés. L’afroféminisme cherche à réinventer et revendiquer l’image de la femme noire, en la présentant comme une figure pleine de force, de diversité et de résilience.
- La décolonisation des esprits
Un autre enjeu majeur est la décolonisation des esprits. En ce sens, l’afroféminisme propose une réflexion critique sur les héritages coloniaux qui continuent d’influencer la perception des femmes noires, que ce soit à travers les normes de beauté, les attentes sociales ou encore la hiérarchisation des cultures. Elles sont vues à travers un prisme déformant imposé par des siècles de domination coloniale.
- Une solidarité internationale
L’afroféminisme se veut aussi un mouvement de solidarité internationale. En effet, il ne se limite pas à l’Occident ou à l’Afrique, mais cherche à construire des alliances entre les femmes noires du monde entier, qu’elles soient afrodescendantes, africaines, caribéennes ou issues de l’océan Indien. Cette solidarité internationale est essentielle pour comprendre les similitudes et les différences dans les luttes menées par les femmes noires. Mais aussi pour dénoncer les formes d’exploitation qui les touchent de manière spécifique, comme le travail domestique ou l’exploitation sexuelle.
Les critiques de l’afroféminisme
L’afroféminisme, tout en étant une réponse à l’intersection du patriarcat et du racisme, a également suscité des critiques de la part de certains courants du féminisme radical, notamment en raison de son approche jugée parfois trop libérale. Ces critiques mettent en lumière des tensions internes au sein du mouvement féministe, notamment en ce qui concerne les objectifs et les stratégies du mouvement. Si l’afroféminisme a su s’imposer en tant que voix autonome pour les femmes noires, la critique du libéralisme y est perçue par certains comme une remise en cause de l’approche radicale qui devrait, selon elles, viser à un changement structurel complet de la société. Ces critiques touchent aussi bien la forme que le fond de l’afroféminisme.
- L’instrumentalisation du mouvement par certaines élites
L’une des critiques les plus courantes concerne son instrumentalisation par certaines élites. Certains reprochent au mouvement de s’être éloigné des réalités quotidiennes des femmes noires les plus marginalisées, notamment les femmes pauvres et les femmes issues des quartiers populaires. Il serait parfois perçu comme un mouvement qui, tout en dénonçant l’injustice sociale, serait surtout porté par des femmes appartenant à des classes sociales plus élevées ou ayant un accès à l’éducation supérieure. Cette critique porte sur le danger de reproduire, au sein même du mouvement, les hiérarchies sociales et raciales que l’on cherche à abolir.
- L’homogénéisation de l’expérience des femmes noires
En mettant l’accent sur les luttes des femmes noires sans toujours prendre en compte la diversité de leurs trajectoires (de classe, de religion, de sexualité, etc.), l’afroféminisme risque parfois de réduire l’expérience des femmes noires à une seule dimension. Cela peut conduire à une forme de représentation réductrice qui ne prend pas en compte les multiples réalités vécues par les femmes noires à travers le monde.
- Le manque de lien avec les autres luttes sociales
Certaines critiques se concentrent sur l’incapacité de l’afroféminisme à tisser des liens solides avec d’autres mouvements sociaux, notamment ceux qui luttent pour les droits des migrants, des travailleurs ou encore des personnes LGBTQ+. Bien qu’il soit ancré dans une perspective intersectionnelle, certains considèrent qu’il reste encore trop centré sur les questions raciales et sexuelles sans suffisamment s’ouvrir aux autres causes sociales. Il existe donc un débat sur la capacité du mouvement à être véritablement inclusif et à étendre ses alliances.
- La critique du libéralisme dans l’afroféminisme
L’afroféminisme, dans ses formes contemporaines, est parfois accusé d’adopter des stratégies et des discours proches du libéralisme, ce qui se traduit par une focalisation sur l’inclusion des femmes noires dans les structures dominantes sans remettre en cause ces structures elles-mêmes. Pour ces critiques, l’afroféminisme cherche à s’intégrer dans les institutions existantes, souvent perçues comme injustes et inégalitaires, plutôt que de revendiquer une transformation radicale de la société et de l’ordre économique, social et politique. Cela inclut, par exemple, la lutte pour une meilleure représentation des femmes noires dans les institutions politiques, économiques ou médiatiques, ou encore dans des espaces de pouvoir tels que les grandes entreprises, les institutions publiques, etc. Selon les féministes radicales, se battre pour une place dans le système capitaliste existant ne fait que renforcer celui-ci, sans véritablement remettre en question les structures d’oppression.
• La question de la réussite individuelle
Une autre critique adressée est la valorisation de la réussite individuelle plutôt que collective. Certaines figures de l’afroféminisme, notamment dans le cadre du féminisme afro-américain, prônent des stratégies d’émancipation basées sur l’individualisme, où chaque femme noire peut, par ses efforts personnels et sa réussite individuelle, accéder à des postes de pouvoir ou d’influence. Ces stratégies sont jugées insuffisantes par des féministes radicales, car elles tendent à masquer les racines systémiques des inégalités, en mettant l’accent sur la « réussite » personnelle au lieu de remettre en cause les structures sociales et économiques qui perpétuent l’inégalité.
Les féministes radicales, quant à elles, considèrent que la libération des femmes noires doit passer par un changement radical des conditions sociales, économiques et politiques, et non par l’insertion dans un système existant qui bénéficie du capitalisme, du patriarcat et du racisme. Cette approche met en avant la nécessité de lutter pour des changements structurels, comme une redistribution équitable des ressources, une transformation des rapports de travail et une remise en question de l’ordre économique mondial. En ce sens, certaines critiques soulignent que l’afroféminisme libéral risque de renforcer l’idée selon laquelle que l’intégration des femmes noires dans les institutions dominantes suffit à garantir l’égalité.
- La tension entre libéralisme et radicalisme dans l’afroféminisme
Le débat entre ces deux visions (l’une plus réformiste, axée sur l’inclusion et l’égalité dans les structures existantes, l’autre radicale, appelant à la transformation radicale de la société) est particulièrement marqué dans l’afroféminisme. Tandis que les courants libéraux privilégient des stratégies visant à obtenir une égalité formelle et des droits égaux, les féministes radicales insistent sur le fait que l’égalité dans un système fondé sur l’exploitation et l’oppression n’est qu’une illusion. Elles estiment que l’afroféminisme doit aller au-delà de la simple égalité en droits pour toucher les bases mêmes du système économique et social qui entretient l’inégalité raciale et sexuelle.
Les critiques les plus acerbes viennent souvent des féministes radicales qui rejettent l’idée d’une coexistence pacifique avec un système patriarcal et raciste. Elles pointent du doigt le danger de ne se concentrer que sur des objectifs de représentation ou de visibilité, qui peuvent sembler progressistes mais qui, selon elles, ne mènent qu’à des compromis et des concessions sans véritable transformation sociale.
- Le défi de l’universalité
Le féminisme global, surtout dans ses courants occidentaux, a été critiqué pour être centré sur l’expérience des femmes blanches et bourgeoises. L’afroféminisme, en voulant offrir une alternative, se trouve parfois confronté à la difficulté d’apporter une réponse universelle aux besoins spécifiques des femmes noires sans tomber dans une forme de particularisme qui pourrait exclure d’autres voix du mouvement féministe.
Face à ces détracteurs, de nombreux militants et intellectuels de l’afroféminisme ont souligné que l’afroféminisme n’était pas une approche monolithique. Au contraire, il existe une pluralité de stratégies et de points de vue au sein du mouvement. Certains afroféministes reconnaissent la nécessité de revendiquer une meilleure représentation et inclusion dans des institutions dominantes tout en poursuivant des objectifs de transformation sociale plus larges. Ainsi, ils voient dans cette approche une manière d’élargir le champ des possibles pour les femmes noires, tout en gardant en vue l’objectif plus large de transformation des structures d’oppression.
De plus, l’afroféminisme contemporain est également marqué par une forme d’intersectionnalité plus poussée, qui cherche à intégrer des luttes contre les discriminations multiples et croisées (classe, sexualité, religion, etc.) et à s’engager dans des mouvements plus larges de justice sociale. Ces débats montrent que le mouvement est loin d’être homogène et continue d’évoluer. Mais également qu’il incorpore une diversité de perspectives, répondant ainsi à la fois aux critiques internes et aux défis du monde actuel.
Conclusion
Le débat autour du libéralisme et du radicalisme dans l’afroféminisme met en lumière des divergences fondamentales sur la manière de concevoir le changement social et politique. Tandis que certaines féministes radicales critiquent la tendance de l’afroféminisme à se contenter d’une inclusion dans les structures dominantes, d’autres estiment que cette inclusion peut être un moyen de faire progresser les droits des femmes noires tout en travaillant à une transformation plus large des systèmes d’oppression. Cette tension interne, loin de fragiliser l’afroféminisme, montre sa capacité à évoluer et à intégrer des débats complexes sur les meilleures stratégies à adopter pour lutter contre les inégalités raciales et de genre. Ce débat souligne également la nécessité de ne pas réduire l’afroféminisme à une seule approche mais de reconnaître sa diversité et sa richesse en tant que mouvement global et intersectionnel.
L’afroféminisme est un mouvement vital pour comprendre et déconstruire les formes complexes de domination et d’oppression qui affectent les femmes noires. Il puise ses racines dans l’histoire et les luttes de pionnières telles qu’Audre Lorde, Bell Hooks, Mariama Bâ, et bien d’autres. Ces figures ont non seulement théorisé le combat des femmes noires, mais elles ont également montré que l’affrontement du patriarcat et du racisme doit se faire de manière simultanée et dans une solidarité internationale.
Malgré ses critiques internes et externes, l’afroféminisme reste un levier puissant pour dénoncer l’injustice et l’exploitation, tout en revendiquant la dignité et la liberté des femmes noires à l’échelle mondiale. Il continue d’évoluer et de se redéfinir, en réponse aux défis contemporains, pour construire un avenir où les femmes noires ne sont plus invisibles, ni soumises.
LJ
