Conflits environnementaux et processus de déterritorialisation : le cas du projet Tilenga/EACOP de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie

Introduction

Image 1 : Deux femmes devant le Lac Albert

L’exploitation de ressources minières et pétrolières a pour objectif d’accroitre les revenus d’un pays en espérant une augmentation de la croissance économique et du niveau de vie de ses habitants. Cependant, la vision néolibérale de l’industrie extractive, ancrée dans le capitalisme, entraine des conflits sociaux et environnementaux pour les populations locales. C’est le cas du projet Tilenga/EACOP de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie. L’exploitation des ressources pétrolières est une catastrophe sociale, écologique et climatique.

Le présent article permettra de mettre en lumière les implications idéologiques de ce projet, notamment la notion de territoire, à travers l’approche de la political ecology. En Afrique, l’histoire de l’extraction de pétrole (et d’autres ressources) est marquée par plusieurs exemples de violations de droits humains et de dégradations environnementales (Shell au Nigéria, RDC, …). Les changements climatiques actuels d’origine anthropique appellent également à revoir les stratégies de développement économique et les politiques énergétiques des pays africains.

Le cas du projet Tilenga/EACOP de TotalEnergies en Ouganda et en Ethiopie

Image 2 : Carte du projet Tilenga/EACOP.

Présentation du projet

Les réserves pétrolières en Afrique de l’Est sont importantes, avec 6,5 milliards de barils évalués pour l’Ouganda (dont 1,4 seraient exploitables). Selon la Banque Mondiale (classement de 2019), l’Ouganda est le 5e pays le plus pauvre du monde. Ces réserves constituent donc une opportunité d’auto-suffisance énergétique et de croissance économique.

Le pétrole se trouve au nord-ouest du pays dans la région du Lac Albert. La première partie du projet, nommée « Tilenga », implique le forage de plus de 400 puits, le pompage et le traitement du pétrole. La deuxième partie, le East African Crude Oil Pipeline (EACOP), fait référence à la pipeline enterré sur une distance de 1440 km à travers l’Ouganda et la Tanzanie, afin d’acheminer l’or noir dans un port pour son transport maritime. C’est le projet d’oléoduc chauffé (50°C) le plus long au monde.

Implications sociales

Ces projets sont contestés par les populations locales, et ce à juste titre : plus de 100 000 personnes sont sujettes à des expropriations car les zones couvertes par le projet sont des zones d’habitations et des exploitations agricoles. Ainsi, des dizaines de milliers de familles ont perdu leurs moyens de subsistance, ce qui dégrade les conditions de vie et l’économie locale (déscolarisation, accroissement de l’insécurité alimentaire, …). Ces personnes sont victimes de pressions et d’intimidations pour signer les documents d’expropriation, sous prétexte de suivre le protocole. Les risques sécuritaires (et politiques) sont une autre préoccupation car une immigration importante est attendue compte tenu des opportunités d’emplois. Le risque d’insécurité est dû à l’augmentation de la circulation, le risque de propagation de maladies et l’agitation sociale croissante.  Enfin, le président Yoweri Museveni (au pouvoir depuis 1986) minimise les libertés démocratiques et, les perspectives politiques à long terme (notamment sa succession qui devrait être assurée par son fils) sont imprévisibles. La question de la distribution des revenus est également incertaine, compte tenu du contexte de corruption généralisée.

TotalEnergies a été assigné en justice par un consortium d’associations ougandaises et françaises dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, pour leur manquement à la protection de l’environnement et aux droits des populations affectées par le projet. Malheureusement, l’affaire a été classée sans suite car l’application de la loi est complexe. Par ailleurs, les autorités françaises soutiennent (implicitement et explicitement) TotalEnergies : influences diplomatiques, sponsoring, soutien financier et militaire.

Dégradations environnementales et « bombe climatique »

Les projets Tilenga/EACOP engendre de nombreuses dégradations environnementales car ils se situent dans des zones naturelles protégées, dont le parc national Murchison Falls, les réserves forestières Taala et de Bugoma, la réserve de Biharamulo, des mangroves et des récifs coraliens. Ces zones abritent une biodiversité riche et unique (144 espèces de mammifères et plus de 500 espèces d’oiseaux). Les puits de forage et l’oléoduc comportent des risques d’explosion, de fuite, sans compter la déforestation massive, la modification du paysage, la dégradation de la qualité de l’air et de l’eau etc. Ces risques sont d’autant plus importants que la population dépend des ressources hydriques et halieutiques : le lac Albert et le lac Victoria se trouvent en amont du bassin versant du Nil Blanc, et plus de 40 millions de personnes vivent près du tracé de l’oléoduc. Pour rassurer la population et la société civile, TotalEnergies assurent vouloir minimiser son impact et « produire un impact positif net sur la biodiversité ».

Ensuite, ce projet est qualifié de « bombe climatique » en raison des quantités massives de CO2 qui seront rejetées dans l’atmosphère. Celles-ci sont quantifiées à plusieurs dizaines de millions de tonnes de CO2 chaque année, en dépit des chiffres (minimalisés) publiés par les évaluations de TotalEnergies qui ne tiennent compte que de la phase de construction. Les rapports du GIEC sont unanimes : les émissions de gaz à effets de serre sont en constante augmentation et des actions drastiques (dont la fin des développement des énergies fossiles) sont à entreprendre.

Image 3 : Les véhicules préparent un des futurs sites d’extraction du pétrole dans le parc des Murchison Falls en Ouganda, le 18 juillet 2022. © Charlotte Cosset/RFI

La political ecology et la notion de territoire

La political ecology est un courant qui « étudie les dynamiques sociales autour de l’accès, de l’utilisation et de la gestion des ressources naturelles », et rencontre les domaines de l’écologie et des politiques environnementales (3). Cette approche étudie la façon dont les relations de pouvoir engendrent des interactions société-environnement et comment les discours construisent des vérités sur l’environnement et le développement. Dès lors, les changements environnementaux sont appréhendés comme l’aboutissement de jeux de pouvoirs qui bouleversent les acteurs et leur milieu de vie. La compréhension des causes des conflits liés aux ressources naturelles et à l’environnement est un des enjeux majeurs de la political ecology (4).

Il est important de préciser que la political ecology (peut se traduire en français par la justice environnementale) diffère de l’écologie politique, qui constitue le mouvement politique de l’écologie à travers l’émergence des partis politiques écologistes.

Le concept de « territoire social » se définit comme « l’ensemble des relations interpersonnelles organisées comme un système de positions sociales qui se définissent les unes par rapport aux autres et qui rattachent l’individu à son milieu » (3). Ainsi, nous pouvons comprendre que le territoire social abrite des interactions (politiques, sociales, environnementales) qui touchent les populations locales. La modernité « insécurisée », à travers l’industrie extractiviste par exemple, affecte les pratiques locales de sécurisation (sociale, économique, culturelle) de ces sociétés (3).

En donnant l’accès aux ressources naturelles à des investisseurs étrangers, l’Etat favorise les intérêts économiques et met en œuvre la déconnexion entre l’activité extractive et l’environnement (le territoire).

Les parties prenantes d’un territoire sujet à une exploitation extractive sont guidées par des motivations différentes et souvent contradictoires. D’un côté, la recherche du profit qui soutient une logique de déterritorialisation, où le territoire est perçu comme une entité fractionnée composées de ressources à exploiter. Le processus de déterritorialisation a lieu quand les populations locales sont déplacées (de gré ou de force), afin de maximiser la productivité de l’extraction. De l’autre, les populations locales qui considèrent leur territoire comme un lieu de vie et non une agglomération de ressources marchandables. La résistance s’inscrit dans une logique de reterritorialisation, donc un territoire social avec une connexion entre la société et l’environnement (3).

Les politiques de modernisation dans une vision néolibérale du développement, en particulier dans la période de décolonisation et actuellement avec le néocolonialisme, engendrent donc des conflits sociaux et environnementaux.

Mobilisations et justice environnementale

Comme expliqué précédemment, les mobilisations en lien à ce projet d’oléoduc sont à la fois locales et internationales. Dans le cas du projet Tilenga/EACOP, les mobilisations des populations locales pour les injustices sociales ne sont pas reconnues et sont même réprimandées. L’appropriation d’un territoire à des fins économiques se fait au détriment de dimensions culturelles et éthiques.

Il y a la question sociale et la question climatique, ce qui mène à l’importance de la justice environnementale. Cette notion met en avant le fait que, historiquement,  les nations et les populations qui ont le moins contribué aux émissions de gaz à effets de serre (et donc aux changements climatiques) sont celles qui souffrent le plus des impacts et sont les plus vulnérables. Par ailleurs, l’Union Européenne a comme objectif d’atteindre la « neutralité carbone » d’ici à 2050. Cet engagement ambitieux implique des changements majeurs, mais qu’en est-il des autres pays ? Qu’en est-il des droits humains ? L’entreprise française TotalEnergies assure également être un acteur de la transition énergétique, mais réalise encore des projets colossaux dans les énergies fossiles dans des pays appauvris et/ou peu démocratiques. Les compensations (financières et carbones) ne seront jamais à la hauteur des dégâts engendrés. La question climatique est universelle, et ne doit pas s’arrêter à une frontière.

Pour conclure cet article, la question du développement liée à l’extractivisme est reliée à la notion de territoire et de justice environnementale. La déconnexion du territoire de ses dimensions sociales et culturelles permet d’expliquer la vision néolibérale et néocoloniale de l’extractivisme et du développement.  Actuellement, le projet Tilenga/EACOP en Ouganda et en Ethiopie inquiète les populations locales et des acteurs internationaux à cause des conséquences sociales et environnementales dévastatrices. Néanmoins, les mobilisations persistent et de nombreux acteurs de terrains mènent le combat au quotidien. Il est important que les états africains prennent consciences que d’autres moyens de développement existent, et que celui-ci ne peut se faire au détriment de la population locale et de l’environnement.

Si tu souhaites en savoir plus ou agir à ton niveau, il existe différentes organisations et informations disponibles en ligne :

Gloria Soton

Sources

  1. Aggeri, F. (2021). La gouvernementalité chez Foucault: une perspective sur l’instrumentation de gestion.
  2. Augé, B. (2019). Le développement des hydrocarbures en Afrique de l’Est: défis politiques et sécuritaires.
  3. Bashizi, Anuarite. « Néolibéralisation minière et conflits environnementaux en RDC: political ecology et gouvernementalité territoriale. » Néolibéralisme et subjectivités, Michel Foucault à l’épreuve de la globalisation. Presses Universitaires de Louvain Louvain-la-Neuve, 2020. 119-137.
  4. Benjaminsen, T. & Svarstad, H. (2009). Qu’est-ce que la « political ecology » ? Natures Sciences Sociétés, 17, 3-11. https://www.cairn.info/revue–2009-1-page-3.htm.
  5. Cosset, C. (2023, 6 janvier). Projet contesté du groupe pétrolier TotalEnergies : quelle réalité en Ouganda et en Tanzanie ? RFI. https://www.rfi.fr/fr/afrique/20230106-projet-contest%C3%A9-du-groupe-p%C3%A9trolier-total-quelle-r%C3%A9alit%C3%A9-en-ouganda-et-en-tanzanie
  6. Greenpeace Belgique. (2022, 8 octobre). TotalEnergies : une catastrophe écologique, sociale et humaine – Greenpeace Belgique. https://www.greenpeace.org/belgium/fr/blog/28341/totalenergies-une-catastrophe-ecologique-sociale-et-humaine/
  7. Laigle, L. (2019). Justice climatique et mobilisations environnementales. VertigO19(1). 
  8. Les Amis de la Terre France, Observatoire des Multinationales, & Survie. (2021). Comment l’Etat Français fais le jeu de Total en Ouganda. Dans Survie. Consulté le 19 mars 2023, à l’adresse https://survie.org/IMG/pdf/enquete-comment-letat-fr-fait-le-jeu-de-total-en-ouganda-at-odm-survie.pdf
  9. Meyer, T. (2022, 1 février). Ouganda : Total annonce 10 milliards de dollars d’investissement avec CNOOC dans son mégaprojet pétrolier controversé. Le Monde de l’Energie. https://www.lemondedelenergie.com/ouganda-total/2022/02/01/
  10. Yu, X. (2021). Extra-territorial litigation remedies: A case study of the East African Crude Oil Pipeline in Uganda. Globalization, Environmental Law, and Sustainable Development in the Global South, 67-97.
  11. Soir, P. L. (2022, 23 mai). Nouveau projet pétrolier de TotalEnergies : une bombe climatique et sociale. Le Soir. https://www.lesoir.be/443986/article/2022-05-23/nouveau-projet-petrolier-de-totalenergies-une-bombe-climatique-et-sociale

Source des images :

Image 1 :  https://www.novethic.fr/fileadmin/femmes-eau-Lac-Albert-Afrique-Ouganda-YasuyoshiCHIBA-AFP-1.png

Image 2 : https://www.evolen-magazine.com/total-et-le-projet-de-developpement-des-ressources-du-lac-albert-en-ouganda-et-tanzanie/

Image 3 : https://www.rfi.fr/fr/afrique/20230106-projet-contest%C3%A9-du-groupe-p%C3%A9trolier-total-quelle-r%C3%A9alit%C3%A9-en-ouganda-et-en-tanzanie

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