Valoriser les langues africaines : ils se moquent de toi aujourd’hui, ils te féliciteront demain !

La question de l’importance des langues africaines dans la construction identitaire des jeunes de la diaspora m’a toujours interpellé. Étant ce que nos parents appellent communément un « enfant d’Europe », je n’étais pas prédisposé à comprendre et parler la langue de mon pays d’origine. Mais j’ai eu la « chance » de grandir avec une mère qui m’a naturellement transmis sa langue maternelle. Cependant, ce que je considère aujourd’hui comme une fierté a longtemps été un complexe.

« Au moment où nous avons perdu nos langues, nous avons perdu nos corps, notre or, nos diamants, notre cuivre, notre café, notre thé. Au moment où nous avons accepté (ou été amenés à accepter) que nous ne pouvions pas faire de choses avec nos langues, nous avons accepté que nous ne pouvions pas faire des choses avec nos vastes ressources», Ngugi wa Thiong’o

Petit, lorsque l’on arrivait devant mon école primaire, je demandais gentiment à ma mère de passer au français. De même, lorsque l’on s’approchait de notre église, pourtant congolaise, je passais directement à la langue de Molière de peur que les autres enfants ne se moquent de moi. Les commentaires des adultes qui estimaient que la pratique du lingala risquait d’abimer mon français, ou encore d’affecter mes résultats scolaires, n’arrangeaient pas les choses. J’étais tellement lobotomisé que je ne réalisais même pas que j’étais bilingue. Cette idée n’était pas intégrée dans l’imaginaire collectif de l’environnement dans lequel j’évoluais. Nous étions admiratif.ve.s ­– à juste titre – de ceux qui maitrisaient une ou plusieurs langues occidentales, mais nous n’accordions pas la même valeur aux langues de nos ancêtres.

Ce n’est qu’à l’adolescence que j’ai ouvert les yeux. J’ai compris que ce complexe n’était qu’une des multiples conséquences de la colonisation. Afin de dominer en Afrique, les colons ont imposé leurs langues comme moyen de contrôle des masses, et ce, essentiellement à travers l’éducation. Ainsi, lors des mouvements de décolonisation, l’une des principales conditions exigées par la France était que le français reste la langue officielle dans ses anciennes colonies et donc logiquement celle de l’enseignement. Aujourd’hui, c’est le cas pour plus de 27 pays africains. Cette exigence n’était, bien évidemment, pas anodine car la langue tient une place capitale dans un système de domination. Imposer le français était une autre manière de garder la main mise sur ces pays d’un point de vue économique, politique, social et culturel. Et cela au détriment des langues locales, qui, ont longtemps été dévalorisées et catégorisées comme des langues de seconde zone réservées aux populations « non éduquées ». C’est en saisissant cela que j’ai compris quel était la source de l’ignorance des adultes qui me reprochaient le fait de parler lingala. Ce n’était que le résultat d’un travail « bien fait », ils avaient parfaitement assimilé la propagande de l’oppresseur.

« Les langues nationales doivent faire l’objet d’une politique de développement, et être utilisées dans l’enseignement et l’administration », Cheikh Anta Diop

De nombreuses études, et notamment celle menée par l’Université de Georgetown, ont révélé que les personnes plurilingues sont porteuses de nombreux avantages cognitifs (mémoire, attention et flexibilité de la pensée). Les enfants bilingues ont également une meilleure mémoire visuo-spatiale et verbale. Et connaitre plusieurs langues facilite l’apprentissage d’autres langues.

Selon « Le Monde », 85% des enfants d’Afrique fréquente l’école primaire dans une langue différente de leur langue maternelle. À l’âge de 10 ans, plus de la moitié d’entre eux n’arrivent pas à comprendre un texte dans cette même langue. Les recherches démontrent pourtant qu’apprendre dans sa langue maternelle est la meilleure façon pour les bambins de saisir les informations et de faciliter leurs instructions de manière générale.  Elle aide aussi grandement à l’apprentissage d’autres langues. Une étude menée par l’Unesco a révélé que 69% des adultes ayant suivi une scolarité dans une langue autochtone pouvaient lire une phrase entière, contre 41% des adultes ayant suivi une scolarité dans écoles pratiquant les langues occidentales. Un constat supplémentaire qui prouve que la linguistique africaine nécessite une réforme politique pour y remédier. Or, dans de nombreux pays du continent, des enfants se font punir – y compris dans le cadre scolaire – parce qu’ils pratiquent leur langue maternelle.

Apprendre une langue, c’est aussi voir le monde différemment. Il y a certains codes sociaux que vous ne pourriez comprendre qu’à travers elle. Le meilleur exemple vient des populations de certaines communautés aborigènes en Australie, n’ayant pas de mot pour dire gauche ou droite, elles ne se repèrent que grâce aux points cardinaux (Nord, Sud, Est, Ouest). Cela veut dire qu’elles savent situer le Nord sans boussole car leur langue le leur impose indirectement. Il en va de même pour le lingala, le mot « lobi » y est employé pour dire aujourd’hui et demain. Ce qui pourrait vous sembler être une différence anecdotique peut être synonyme d’une conception différente du temps au niveau de l’inconscient. Dans le même ordre d’idées, réfléchir dans une langue étrangère permettrait de moins se fier à ses sentiments et par conséquent d’être plus rationnel.

En Europe, les jeunes de la diaspora africaine sont de plus en plus ouverts à l’apprentissage des richesses culturelles de leurs pays d’origine. Aujourd’hui le lingala, le igbo, le yoruba, le swahili et le wolof – pour ne citer qu’eux – sont plus tendance que jamais. Dans ce cadre, j’ai réalisé un sondage pour avoir une idée des connaissances en langues africaines au sein du Binabi. Un tiers des répondants a révélé comprendre et pratiquer une langue du vieux continent. Le second tiers, quant à lui, comprend mais ne pratique pas tandis que le dernier tiers ne se retrouve dans aucune des deux situations. Ce sondage illustre également qu’une très grande majorité des membres participants pratiquent rarement voire jamais ces langues. Les raisons sont diverses et variées : différence culturelle des parents, peur des moqueries, crainte des parents par rapport à la perte du français, etc. Un autre point qui est ressorti du sondage est que plus de 90% des membres ont pour ambition de transmettre une langue africaine à leurs futurs enfants.

Il n’y a aucune honte à vouloir apprendre. Il n’y a pas de limite d’âge non plus. Ceux qui se moquent de toi aujourd’hui, te féliciteront demain. Nous avons la chance de connaitre nos origines et d’avoir un accès à nos cultures, ce qui n’est pas le cas de tous.tes. Donc, valorisons-les !

Ps : Si vous cherchez quelqu’un pour pratiquer le lingala. Je suis là !

Arilson

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